Préambule

Du particulier vers l’universel, l’incessant cheminement de l’être humain vers plus d’humanité. On le lira, dans ce texte, je suis parti du point de vue du créateur, homme seul s’il en est, pour l’ouvrir et l’objectiver vers la création, et le regard des autres sur cette création, c’est-à-dire ce qu’il est de coutume d’appeler art. Pour constater en chemin que seul le capital, hier et aujourd’hui, a les moyens de consacrer une création en art, par le passe-passe de la marchandise, et d’imposer au public sa conception de ce qui est l’art. Pour affirmer enfin qu’une autre création, qu’un autre art sont possibles, et pas seulement dans les marges du marché.

On a peut-être eu tort de parler de vers libre. J’en ai lu quelques-uns qui ne m’ont pas donné cette impression-là.1 Comme on aura tort, bien plus loin dans l’histoire de l’art, de parler du peintre libre dans l’art abstrait. Le formalisme est une cage comme une autre. Tout formalisme vidé de la substance même de la création est une coquille vide. Mais on a eu raison, avec dada, de tout casser en art, de repartir à zéro, et avec le suprématisme, d’aller jusqu’à 0.10. On a eu mille fois raison avec la Révolution d’Octobre, Maïakovski et le surréalisme, qui ouvrira à tout jamais les portes poétiques du subconscient, d’aller plus loin. Ainsi de suite. Non qu’il ne faille à nouveau tout casser, en art, et, allais-je dire, enfin casser ce qui doit depuis longtemps l’être dans le monde. En politique comme en art, comment en serait-il différemment, le monde dicte sa loi, aux femmes et aux hommes qui veulent avoir leur mot à dire aussi. Leur mot à dire. Leur vie à vivre. Par la grâce d’une espèce de loi un peu mystique dont je n’ai rien à renier, je me suis longtemps empêché de rimer, me contentant de rimer à la sauvette, y trouvant du plaisir par la musique et du déplaisir parce que j’éprouvais comme un ensemble de contraintes éreintantes. Il me semble aussi qu’il y a dans l’air du temps quelque chose qui fait de fins filets de vent. Que cela vient d’une fenêtre ouverte. De la fenêtre d’une chambre où le faiseur d’art se faufile au dehors pour réapprendre à voir le monde tel qu’il est, et comme il devrait être. Je n’ai rien contre les romans de gare. Il faut bien y perdre ses pas. J’ai quelque chose contre un certain roman qui traîne partout, à la vitrine des marchands de journaux et dans les rayonnages des grands magasins, avec une couverture luisante et des lettres dorées, en relief. Un roman rutilant, inutile, enflé de lui-même, à ce point enflé qu’on n’y trouve plus de place pour la vie, pas même celle de leurs auteurs, les Musso, Lévy, Nothomb. Je n’ai rien contre les histoires. Les histoires ont de tout temps nourri et nourriront toujours mon imagination et mes rêves. Mais il y a des histoires qui m’ennuient, ne nourrissent rien, sauf peut-être leurs auteurs et certainement leurs éditeurs. Je n’ai rien contre l’art abstrait. Mais les volumes conceptuels qui ornent pompeusement le rond-point de la Porte de Namur, d’autre fontaine roide square de Meeûs ─ quand est voilé non loin au regard du public le merveilleux pavillon des Passions humaines de Jef Lambeau ─, cet improbable V d’une victoire qui ne serait celle, avenue Louise, que de la circulation automobile distraite, la succession de sculptures apparemment constructivistes plantées en plein cœur et à la gloire du boulevard du capital appelé aussi boulevard Albert II, ne me disent rien, ne me parlent pas. Non qu’ils taisent. L’art minimaliste et l’art conceptuel, académismes du moment, et la peinture n’y échappe pas, parlent. Ils parlent d’un monde qui n’a plus rien à dire à des gens comme nous, je pense à ces gens qui vivent la société dans les rues, les trams, les petites voitures qui se poussent, sur les plages surpeuplées, et non dans des châteaux forts de béton et de verre ou sur des îles privées, des yachts immenses et rutilants comme des palais et dans des jets personnalisés. L’art minimaliste et l’art conceptuel sont le reflet d’un monde zéro : ils expriment ce qui dans ce monde symbolise le vide humain et l’omniprésence de l’argent. On voit se propager en ville cette architecture bancaire et façadiste, ces boutiques de luxe aux vitrines ascétiques où les rares objets exposés sont très chers. Partout, le vide s’étale en un message massif : le monde est vide de vous, passants. Il n’y a que l’argent. L’objet d’art qui fut de tout temps un cadeau fait à celui qui le découvre, est devenu une simple monnaie d’échange, un moyen de spéculation boursière. Je lui préfère cette modeste fontaine à l’entrée du Bois de la Cambre, au bout de l’avenue Louise, qui récitait un petit poème d’Odilon-Jean Perrier, ce visage discret d’Albert Marteaux perdu dans les buissons du Moortebeek, ce buste un peu rude d’Émile Vandervelde au coin de la chaussée de Mons et du canal. Quant aux statues équestres, aux monuments à la gloire de rois et de généraux qui n’ont à priori pas ma sympathie, ils m’évoquent les mastodontes staliniens et les corps olympiens de l’art nazi, ceux dédiés à Léopold II en particulier, exprimant la toute-puissance du pouvoir d’État et l’insignifiance du citoyen, à l’instar de l’architecture mussolino-salazarienne du mal nommé Mont des Arts. Il y a en ville une cathédrale qui fut construite durant des siècles pour exprimer le besoin de spiritualité de l’homme, contredisant carrément la montagne de merde arrogante de la Basilique. Il y a de belles sculptures en ville, dans certains squares discrets, au lieu-dit place de l’Agora, ce Jules Anspach paisible, assis, un livre ouvert sur les genoux (l’Eloge de la Folie, pas moins), ce chien qui pisse rue des Chartreux, et au détour surprenant d’une rue cernée par les immeubles de bureaux, ce flic 22 qui se prend les pieds dans la main d’un voyou sorti des égouts, boulevard Léopold II, entre le double désert des bâtiments prétentieux de la Communauté française et de la KB, et des ruelles adjacentes, cachées, en ruine, où vit un peuple qui ne se sent pas concerné.

En poésie, libre ou que sais-je, c’est pareil. Les grenouilles blanches s’enflent, s’enflent, prennent de la place dans les revues, les cercles, les académies et chez les éditeurs à pignon, à pognon, que le mot poésie ne déculotte pas encore tout-à-fait. Elles s’enflent d’air, comme dit la fable. Et les bœufs dans les champs continuent leur boulot. Ils broutent. Ils ruminent. Et leur viande est bonne à manger. Je broute, comme eux, je rumine, et je fabrique des poèmes. Or je crois entendre chanter tout autour de moi les conversations de café, les engueulades, les rires, les hivers, les étés, les bonheurs, je crois même entendre chanter le doute, la souffrance et les pleurs. J’entends chanter la colère. J’entends chanter le monde qui grince, sur les épaules de quoi le capital assène des coups mortels. J’entends les gens précisément se plaindre, sans toujours trop savoir d’où leur viennent ces jours tristes et longs, vides et remplis d’injures, de frustration, d’espoirs qui s’usent au fil de ces maudits jours de perpétuel carême. On ne peut pas en même temps être du côté des riches et des pauvres, comme disait Joseph Jacquemotte. C’est de ce chant complexe comme un être humain que je m’efforce de faire des chansons. Je les aimerais simples mais, comme de juste, c’est la simplicité qui est le plus compliqué à trouver. À la radio, parfois, on entend des chansons qui parlent simplement de la vie compliquée. Parfois. Même à la radio, noyées dans un océan de sous-merde musico-publicitaire, méli-mélo y a rien à faire. Mais dans certaines plaquettes de poésie, on lit des poèmes compliqués qui entendent parler d’un monde simple, sans l’entendre. Ou d’un monde d’éther, de combinaisons curieuses entre astres trop lointains et nombrils trop proches. Il y a des zouaves ─ qui d’un certain point de vue sont peut-être de bons poètes, des zouaves qui bavent et s’échinent à parler de tout, sauf de la réalité2. Peut-être même pensent-ils qu’un poète, ça n’est pas socialement réel, que la poésie et la lutte des classes, le monde quoi, n’ont rien à faire ensemble. Quelques autres, dont je suis, pensent qu’ils vont justement l’amble. Pensent que vers libre ne veut pas dire libre de vie. Pensent aux Reverdy, Éluard, Prévert, pour qui le vers libre signifie expression musicale et coloriée de la vie. Mais certainement pas ce laisser-aller atone de sentiments, d’impressions, et même parfois, d’idées, platement étalés, alignés, comme si éprouver des sentiments, des impressions et même parfois, des idées, suffisait à la chanson des mots. Pensent enfin que la versification est moins une machine à contrainte qu’un moteur à explosion de la création des images et des mélodies poétiques. Pensent que chanson, rimée ou non, en prose ou en drapeau, vient comme les choses, elles, vont.

Écrire, c’est travailler. Chanter, c’est travailler. Pas de la racine latine qui veut dire torture. Mais de la fleur future qui trahit le plaisir. Et ces gens dont je suis en ont fini une fois pour toutes avec tous les grands soirs du monde et les matins qui chantent. Certes, les soirs sont grands, et les matins chantants, mais ce sont ceux du jour présent qui contient l’avenir.

Versifier a changé. Riche de la rime de François Villon, d’Émile Verhaeren et de Victor Hugo, riche de la rime de Rimbaud, de Verlaine, de Baudelaire, de Jean Genet, de la toujours riche rime d’Aragon, riche des chansons de Georges Brassens, de Léo Ferré, de Jacques Brel, de Jean Ferrat, de Serge Gainsbourg, de Maxime Le Forestier, de Michel Fugain, de Jean-Jacques Goldman, d’Alain Souchon, de Michel Jonazs (dont la carrière de chanteur a été brutalement arrêtée par les pontes financiers d’Universal qui ont trouvé qu’il ne vendait plus assez de disques, bref qu’il n’était pas assez rentable, nonobstant son talent de créateur), de la World Music et des rencontres culturelles, de l’irruption de termes et de tournures anglais dans un swing à la française un peu guindé, versifier a changé. Ce n’est pas nouveau. Le vers a toujours changé. Mais comment dire. Un rap non galvaudé a bousculé la rime de fond en comble. La poésie est par ce fait retournée dans la rue, qu’elle n’avait plus de longtemps revue. Renouvelant l’effet bouleversant produit par la syncope jazz sur la chanson de Charles Trenet et l’œuvre de Marcel Thiry. Renouvelant l’effet produit sur la peinture de Braque et Picasso par l’art sauvage. Des gens qui ne sont pas de culture rap, votre serviteur par exemple, se sont sentis libérés de leurs doutes. Ils se sont souvenus des vers d’Apollinaire, de leur actualité. Ils ont essayé de prendre dans leurs mains leurs mots, les mots du jour qui court, et ils se sont remis à chanter. Avec, parfois, des rimes, des pieds, des césures. Et tout le bataclan qu’une introduction de dictionnaire de rimes vous expliquera mieux que moi. Je n’ai pas encore fini de lire celle du mien. Je viens de vous faire l’aveu scandaleux d’avoir ouvert un dictionnaire de rimes. Je ne suis pas Cagliostro, comme dit Prévert, je n’ai pas la boule de verre. Quand une rime me manque, et si j’en cherche une, ce qui ne m’est pas souvent arrivé dans le présent recueil, je vais la chercher où elle est. Vous savez, les mots qu’on trouve dans les dictionnaires changent aussi. La langue change. Sa relation nouvelle à la musique transforme de l’intérieur la musicalité de ses mots, de ses combinaisons, de ses partitions de mots. Sa relation nouvelle aux images de la vie quotidienne, le graphe en rue, jusqu’aux pubs qui cherchent à faire scandale, qui utilisent à fond les distorsions d’une façon de voir, de donner à voir un « réel » qui instrumentalise certaines des techniques de la poésie pour en faire une marchandise, les petits écrans débordant de connerie qui laissent parfois échapper un peu de Serengeti, de cordillères, de cataractes gigantesques, de clips magiques : ce torrent d’images folles la renverse et disperse aux vieux vents l’organisation chromatique et plastique de ses mots, de ses combinaisons de synthèse. Sa relation à la technique qui bouge comme un lièvre aussi (encore que, plus les techniques de communication s’enflent, moins elles communiquent quelque chose). Elle est vivante. Elle change. Tout change. Le vers français bouge, s’ouvre au monde, à la langue des rues, et retrouve en même temps ses racines. Tout change. Tout ce qui vit, en tout cas. Si ce changement radical, lent à se révéler, ne se conclut pas par la mort du vers libre, il contribue à libérer le vers vraiment, à le faire exploser, à le secouer, et rouvre la porte aux chansons, celles qui du cœur de l’homme parlent au cœur de l’homme. Avec ta belle langue de poète, roule-moi un patin.

Un certain malentendu s’est installé quand Jean-Paul Sartre a énoncé la théorie du créateur engagé. Il pouvait apparaître que seul le créateur qui s’engage à gauche était un créateur engagé. Sans doute parce que les causes étaient à gauche. Les péripéties et les drames politiques qui ont suivi ont brouillé cette vision simpliste des choses. Certains créateurs se sont désengagés, se sont retirés des causes de la gauche, ont cru retrouver leur liberté individuelle, se sont repliés sur eux-mêmes et ce faisant, se sont inscrits dans un engagement commercial qui les situe tout aussi bien, mais à droite cette fois. Les conceptuels pour l’élite et Hollywood pour le peuple. Dans un terme comme dans l’autre, personne n’a rien à dire à personne. La seule valeur mesurable de l’œuvre qui demeure, c’est sa valeur marchande. Je disais qu’écrire est un travail. Publier aussi, chercher des éditeurs, négocier des contrats, payer de sa poche ou calculer ses pourcentages de droits. Rencontrer des lecteurs, les écouter, d’autres créateurs, les lire, c’est encore et toujours un travail. Le travail de l’écrivain. Tout écrivain effectue ce travail et de ce fait, s’inscrit dans un certain nombre de processus sociaux, on devrait dire s’engage. Aragon avait tenté de clarifier les choses en disant qu’il était communiste parce qu’il était écrivain, c’est-à-dire un travailleur engagé dans des rapports de classe, d’argent et de pouvoir. C’était à une époque où il était de bon ton de se moquer de cet homme, de sous qualifier son travail. Bourdieu, confronté aux mêmes surdités dédaigneuses, explique pour sa part qu’il ne peut mener à bien son travail de sociologue s’il ne s’interroge pas lui-même en tant que travailleur socialement situé.

Ayant bien clairement cette notion en tête, quelques amis et moi, préférons parler de créateurs enragés.

C’est plus net, non ?

In memoriam Serge Noël
  1. Encore que d’un point de vue littéral, un vers (un poème) “libre”, au sens de non soumis à des règles, n’existe pas. Le poète doit toujours se créer ses propres règles. La modernité poétique aurait simplement permis d’affranchir le poème de contraintes conventionnelles extérieures.
  2. Il n’est pas possible d’être bon poète sans parler réel, de quelque nature que soit ce réel et la forme dans laquelle il prend poétiquement langue. Nougé disait que l’activité littéraire ne peut à elle seule occuper une vie. C’est vrai en ce sens qu’il s’agit de l’inverse : c’est la vie qui doit imprégner l’écriture. « Pour moi, la poésie ne relève d’ailleurs pas de ce qu’on nomme littérature, elle a un pied dedans, un pied dehors, elle danse avec un pied dans la vie, un pied dans la mort », dit mon ami Pierre Ergo, camarade de combat de toujours.