Historique de «La grève de 60-61»

Les travailleurs étaient au rendez-vous…
Il y a trente ans, à cheval sur les fêtes de fin d’année, s’est déroulé, ce que d’aucuns ont appelé «la grande grève» et qui a duré environ 5 semaines (du 19 décembre au 23 janvier). Le 16 janvier 1961 il y avait encore 264.382 grévistes (1). Le 28 décembre, le 5 et le 10 janvier le nombre des grévistes dépassait les 300.000. Autre signe de l’ampleur durant ces 5 semaines, 125.000 travailleurs à Anvers, 95.000 au Centre et 130.000 à Liège ont participé à des manifestations regroupant chaque fois plus de 5.000 participants.
Examinons les raisons de cette grève, la plus importante de l’après-guerre dans notre pays. Son objet c’est la protestation, le rejet de la loi unique. Cette loi «fourre-tout» – de là le nom «unique» – contient des mesures importantes de régression sociale, visant en premier lieu les agents des services publics. Le premier ministre Eyskens – père de l’actuel ministre des affaires extérieures – qui dirige à ce moment une équipe PSC-libéraux, annonce déjà une loi d’assainissement fin juillet 60, mais elle ne sera déposée, après un remaniement ministériel en septembre, que le 4 novembre au bureau de la Chambre.
Mobilisations et démarrage
Déjà avant le dépôt du projet de loi, les agents communaux d’Anvers, en Front Commun des 3 syndicats, manifestent le 8 octobre. Le lundi 21 novembre, des arrêts de travail de 2 heures se déclenchent dans le bassin liégeois. 50.000 personnes assistent aux différents meetings avec des orateurs de l’Action commune PSB-FGTB (chaque fois un orateur socialiste et un syndicaliste). Le 14 décembre, des débrayages ont lieu dans tous les centres industriels du pays.
Le 16 décembre se tient un comité national de la FGTB, où s’affrontent 2 motions. «La première de la régionale FGTB de Liège, présentée par André Renard, prévoit le principe d’une grève générale contre la loi unique. Elle propose une première grève de 24 heures de préparation entre le premier et le 15 janvier. La deuxième, de la Centrale Générale du Bâtiment, présentée par Dore Smets, ne retient qu’une journée de lutte nationale à fixer par le bureau national de la FGTB. Résultat du vote: 496.487 voix pour la motion Smets, 475.823 contre et 53.112 abstentions de la Régionale de Bruxelles. La Centrale Générale et la CGSP expriment toutefois un vote quasi unanime. La première pour, la deuxième contre. Sans clivage linguistique! » (2). Mais la motion Smets proche de la volonté de la direction du PSB de cantonner la lutte essentiellement sur le plan parlementaire, et celle de Renard, partisan de l’action directe dans la rue, se font doubler par la volonté de lutte extraordinaire dont fait preuve la classe ouvrière.
Le lundi 19 décembre, la veille du débat sur le projet de loi à la Chambre, la grève est déclenchée à Charleroi, sous initiative des communistes de l’usine des ACEC et dirigée par son front commun syndical. En région liégeoise ce sont les sidérurgistes de l’Espérance-Longdoz et de Cockerill-Ougrée (les Ateliers Centraux) qui mettent le feu aux poudres. Mais sous pression de la Fédération des Métallurgistes, qui en appellent à la discipline syndicale, les délégués syndicaux tentent en vain de limiter le mouvement Les jours qui suivent, le mouvement se généralise et du secteur publics ce sont surtout les agents communaux, les cheminots et les enseignants qui vont se distinguer. «La décision tombe: les régionales, sans distinction entre Flamands, Wallons et Bruxellois, décident de la grève générale au finish dès le 20 décembre 1960, date à laquelle le Parlement entamera ses discussions sur la loi unique. Les délégués du Hainaut, Charleroi en tête, de Liège, de Gand et d’Anvers sont très décidés. Ils le prouveront par la suite.» (3). Les 33.000 grévistes de la première heure seront devenus 320.000 le 28 décembre.
La reprise en main syndicale est immédiate et les travailleurs en lutte n’arrivent quasiment pas à créer des comités de grèves souverains, voire à déclencher des occupations d’usine, qui auraient permis d’associer plus activement les centaines de milliers de grévistes. Il faudra attendre une semaine avant de voir les premières grandes manifestations.
Manifestations, répression, divisions…
Dans tous les centres industriels se déroulent à partir du 27 décembre d’importantes manifestations. Face à cette mise en deuxième vitesse du mouvement, le gouvernement ordonne l’intervention musclée des forces de l’ordre. A Gand ont lieu le mercredi 28 décembre, les premiers heurts sérieux provoqués par la gendarmerie. En réaction, la grève générale est décrétée par la régionale FGTB d’Anvers et une manifestation est organisée le 29, rassemblant 30.000 personnes. Ce fait ne doit pas cacher que la direction de cette régionale a mis de nombreux bâtons dans les roues des grévistes. Son chef de file, Louis Major, représente clairement le courant de droite pro-PSBiste de la FGTB. Si le port d’Anvers est paralysé par l’action des communaux dès le démarrage de la grève, les dockers – un bataillon de choc de la grève à Anvers – doivent lutter jusqu’au 29 décembre pour faire reconnaître leur grève (4).
La direction du PSB tente entre-temps d’utiliser le mouvement en cours pour provoquer la chute du gouvernement PSC-libéraux et obtenir des nouvelles élections. La FGTB ne se distancie aucunement de cette tactique, ce qui donne le prétexte rêvé à l’appareil CSC de se séparer du mouvement en le déclarant manipulé politiquement. Ce prétexte cache mal le fait qu’elle s’est cantonnée dès le départ à amender le projet de loi, jamais en exiger le retrait pur et simple. Elle a donc protégé la politique gouvernementale du PSC. Pour unir un maximum de forces syndicales et ouvrières on aurait dû poser un programme rejetant la loi unique et proposant une véritable alternative anticapitaliste, et ce devant n’importe quel gouvernement. C’est la conclusion essentielle à tirer du fait que le gouvernement va démissionner après la grève et que le nouveau gouvernement travailliste «PSC-PSB», va appliquer quand même l’essentiel de la loi unique, mais «saucissonnée».
Du côté chrétien, les choses ne sont pourtant pas simples. A la base pas mal de travailleurs chrétiens ont participé au mouvement et ont été entraîné dans la lutte aux moments forts de la grève. L’intervention que le Cardinal Van Roey le 23 décembre, dicta à la direction de la CSC, en fourni la preuve: «Que les organisations professionnelles et les syndicats, au lieu d’inciter ou de collaborer à la grève, ramènent leurs affiliés dans le droit chemin et à une meilleure compréhension de l’intérêt de tous» (5).
Le week-end du 2 et 3 janvier les arrestations se multiplient, mais sur le plan de la grève, c’est la dérive fédéraliste d’André Renard, un des meneurs de premier plan de la grève, qui occupe l’avant- scène…
Lors de la 3ème semaine, les cris de «Marche sur Bruxelles» se multiplient lors des rassemblements de foule. C’est la menace d’une telle marche qui a obligé le Roi Léopold III à abdiquer en 1950. Mais André Renard, le dirigeant sans conteste de la gauche syndicale au niveau de l’appareil, refuse. Il propose de préparer l’abandon de l’outil, mot d’ordre qui n’a pas été mis en pratique par la suite. Ce mot d’ordre signifie que le service de garde de l’outil est supprimé avec comme conséquence la destruction d’outils de production tels des mines ou des haut-fourneaux.
Mais sa tactique et sa propagande de fond deviennent le fédéralisme. Dès avant la grève, le 17 novembre à Namur, Renard et d’autres constituent une fraction de secrétaires et permanents wallons à l’intérieur de la FGTB. Ce groupe reprenait une bonne partie de l’aile combative en Wallonie, mais excluait les syndicalistes combatifs flamands, qui se battaient dans des conditions beaucoup plus difficiles. Par rapport au PSB, ce groupe, principalement composé de socialistes, voulait faire pression sur le PSB pour qu’il applique son programme de 1959. Dans cette année le PSB avait repris les thèses syndicales des congrès de 54 et de 56 de la FGTB.
Le 17 novembre, cette officieuse Interrégionale wallone de la FGTB décide d’éditer, à partir du 5 janvier 61, un hebdomadaire du combat wallon, intitulé «Combat». Le premier numéro sort effectivement à cette date, en pleine grève, et Renard y lance la diversion fédéraliste. Deux jours avant, le mardi 3 janvier à Yvoz-Ramet, lors d’un meeting, il la formule ainsi: «Le corps électoral socialiste représente 60% des électeurs en Wallonie. Si demain, le fédéralisme est instauré, nous pourrions avoir un gouvernement du peuple et pour le peuple. On veut punir les Wallons parce qu’ils sont socialistes» (6).
Ce programme consacre par son contenu et de fait l’isolement des travailleurs socialistes combatifs. En se limitant aux forces socialistes, on pousse les travailleurs chrétiens dans lès bras du PSC-CVP; en se limitant à la Wallonie on lâche les syndicalistes combatifs flamands. Enfin, Renard était partisan, lors du conflit, de l’action commune exclusive PSB-FGTB. Lors du congrès régional de la FGTB de Liège le 22 décembre, la proposition d’action commune avec le PCB est rejetée à l’unanimité moins 16 voix et 2 abstentions (7).
La répression s’aggrave, la grève s’essouffle
Le premier mort tombe à Bruxelles lors de la manifestation du 30 décembre. Des incidents graves le 6 janvier aux Guillemins et le 16 janvier à Chênée, en région liégeoise, provoqueront la mort de 3 grévistes.
Pour la première fois le 4 janvier, le journal socialiste «Le Peuple» condamne les émeutes. Le bureau du PSB en fait de même le 9 janvier. Les appels au calme et à la dignité deviennent un leitmotiv de toutes les déclarations et discours des dirigeants socialistes, communistes et syndicaux.
Le débat à la Chambre est arrêté le 23 décembre et reprend le 3 janvier. Toute l’attention des grévistes est attirée sur ce qui se passe au parlement. Le mardi 10 janvier la direction du PSB, par la voix d’Achille Van Acker, tend la perche au gouvernement: «Je comprends très bien que le gouvernement fasse le nécessaire pour le maintien de l’ordre. J’aurais fait de même.» (8). Ensuite il propose un amendement technique au projet de loi, que le premier ministre accepte.
A l’insistance du groupe Renard, les mandataires PSB de Wallonie mettent leur mandat à la disposition du parti le 13 janvier. Ils écrivent en même temps une adresse au roi, qui est une véritable profession de foi fédéraliste. Mais le bureau du PSB refuse leurs démission. Le même jour la loi unique est adoptée par la Chambre majorité contre opposition (6 libéraux votent non et 1 PSC s’abstient).
Sauf à Liège et à Charleroi, où le mot d’ordre de grève générale est encore maintenu, dans la semaine précédant le 23 janvier, la rentrée se généralise dans le reste du pays au cours du week-end du 14 et 15.
Le manque d’alternative…
Le Parti Communiste donne lors de cette grève, qu’il avait préparé depuis des mois, sa dernière preuve de militantisme en faveur de la grève générale. Mais il n’a su imposer aucune direction politique propre aux événements. Il est resté essentiellement à la remorque de la politique du PSB. L’action n’a pas été dirigée contre les véritables responsables de la régression sociale les banques, holdings et multinationales. Aucun mot d’ordre pour faire payer les riches – et certainement pas la revendication d’exproprier les gros actionnaires – n’a été popularisé. Le PC s’était opposé au mot d’ordre du fédéralisme pour des raisons tactiques. «Les communistes auraient voulu que le but initial de la grève, le retrait de la loi «unique», fût maintenu jusqu’au bout sans adjonction d’autres objectifs, en occurrence le fédéralisme. Tout en appuyant cette revendication, puisqu’ils allaient s’associer, après la grève, à la formation du MPW, ils ne la jugèrent pas opportune au moment où elle fut lancée. Eurent-ils raison?» (9). Mais aujourd’hui la capitulation pour le mot d’ordre du PS est totale: «C’est à ce moment qu’André Renard fait, fort opportunément, preuve d’imagination et donne un second souffle à la grève: il ressort le vieux rêve du fédéralisme et des réformes de structure anti-capitalistes. Je partageais entièrement ses options, cela va sans dire.» (10). Les centaines de milliers de grévistes ont été bercés dans l’illusion du caractère anti-capitaliste du fédéralisme. Déjà avant la grève, Robert Moreau, de l’aile fédéraliste de la FGTB wallonne avait dépeint le paradis terrestre de la façon suivante: “Quels que soient les sentiments de solidarité qui nous lient à nos amis flamands et l’estime que nous portons à leur action combien difficile, nous ne pouvons pas nous empêcher de penser que dans une Wallonie autonome, il y a longtemps que nous aurions réalisé les objectifs que nous poursuivons. ” (11).
Lors d’une prochaine grève générale, qui est aussi inévitable que nécessaire, il faudra unir, travailleurs flamands, wallons et immigrés, syndiqués FGTB, et CSC, communistes et révolutionnaires, pour s’en prendre aux véritables responsables du gâchis de la crise et du régime capitaliste: les banques, les holdings et les multinationales.
L’importance d’un vrai programme anti-capitaliste
Les rapports des congrès de 54 et de 56 de la FGTB ont été repris par le PSB en 1959 lorsqu’il était dans l’opposition. «A première vue, on y trouve un curieux mélange d’anticapitalisme, partant des intérêts ouvriers et démocratiques et de critiques sur le manque de dynamisme des structures capitalistes nationales» (13)
La critique principale à l’encontre des groupes financiers est leur manque de dynamisme. Pour améliorer la position de l’économie belge, il faut augmenter la productivité, accorder des aides de l’Etat aux investissements et faire des travaux publics. Pour rendre l’énergie bon marché il faudrait nationaliser ce secteur et supprimer sa trop grosse dispersion en petites unités. Nationaliser peut-être mais «s’il y en a de plus efficaces, qu’on nous en fasse la démonstration et nous saurons abandonner une formule imparfaite pour une autre, plus adéquate» (14). C’est ce qu’on fait les patrons électriciens en proposant un comité de contrôle sur le secteur électrique, qui n’a qu’un seul mérite à son actif: de 40 entreprises en 1950 il n’en reste plus qu’une aujourd’hui. Les bénéfices de ce secteur sont énormes les dernières années. (15)
Le rapport de 1956 traite du thème des holdings. Ils doivent se soumettre à la planification de l’ensemble exercée par les pouvoirs publics. De la sont nées les lois d’expansion économique, revendiquées par le mémorandum PSB-FGTB: 60 milliards dans l’industrie privée, lors de la seule période 1961-66.
Le rapport reconnaît «qu’il faut se rendre compte qu’il existe dans cette Belgique démocratique, une véritable dictature qui est celle de quelques dizaines de personnes. Il faut que cette dictature cesse.» (16).
Mais lorsque le PSB formule son programme de gouvernement en début 61, «ce n’était pas pour les quelques intonations anticapitalistes, mais pour le noyau rationnel des réformes de structures, qui devaient rendre plus compétitif le capitalisme belge» (17).
Entre-temps le renforcement du pouvoir des holdings, banques et multinationales a prouvé, qu’il n’a servi à rien de «contrôler» les holdings, mais qu’il faut en exproprier les gros actionnaires, si on veut mettre l’économie au services des intérêts des classes laborieuses du pays.
Article de Johnny Coopmans publié dans Etudes Marxistes, n° 12, troisième semestre 1991.
Notes :
(1) V. Féaux, Cinq semaines de lutte sociale, Ed. Institut de Sociologie ULB, Bruxelles, 1963, p. 174.
(2) G. Debunne, (ancien secrétaire général de la CGSP), La grève du siècle, brochure de la CMB du Hainaut, décembre 1990, p. 19.
(3) G. Debunne, ibidem, p 18-19.
(4) R. Deprez, La grande grève, Ed. Fondation J. Jaquemotte, 1963, p. 159.
(5) R. Deprez, Déclaration du cardinal Van Roey, p. 320.
(6) Combat du 5 janvier 1961.
(7) R. Deprez, La grande grève, 1963, p. 123
(8) Annales parlementaires, mardi 10 janvier 1961, p.27.
(9) C. Renard, Cahiers Marxistes, 1991, p. 92.
(10) R. Dussart, Cahiers marxistes, 1991 , p. 43.
(11) R. Moreau, Combat syndical et conscience wallone, 1983, cité un discours de sa part le 17 mai 1960, p. 99.
(12) R. Deprez, La grande grève, 1963, p. 27-32.
(13) Cottenier e.a., La Société Générale de 1822-1992, EPO, Bruxelles, 1989, p. 137.
(14) A. Renard, Rapport FGTB, 1954, p 7
(15) Dans le secteur de l’énergie de 1978 à 1989 les trois monopoles de l’électricité ont fait respectivement: Intercom: 85.797 milliards, Ebes: 64.356 milliards et Unerg: 29.557 milliards de FB bénéfices nets. Dans le secteur du pétrole Petrofina à elle toute seule a amassé 170.979 milliards de bénéfice net. Tableau Solidaire, n° 39, 17 octobre 1990 sur base de Trends, TOP 5000.
(16) Rapport FGTB, 1956, p. 224.
(17) J. Cottenier, La Société Générale de 1822-1992, EPO, Bruxelles, 1989, p. 138.
AnnexeContenu de la loi unique et nécessité d’un programme vraiment anti-capitaliste. Une loi avec VII titres Titre I: prolongement des lois Eyskens de juillet 1959, lois d’expansion économique prévoyant des aides de l’Etat aux investissements privés.
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